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"il y a quarante ans j’étais plus libre"


Fernando Sánchez Dragó, écrivain espagnol, âgé d’aujourd’hui 79 ans, est titulaire d’un doctorat ès lettres de l’Université de Madrid. Membre du parti communiste espagnol en sa jeunesse, il fit six mois de prison sous le régime de Franco et en passa sept en exil.


Voci le témoignage rendu le 22 novembre 2015 par ce communiste d’alors dans les colonnes du journal espagnol El Mundo, dans un article intitulé Media vida :


« Le 20 novembre 1975, j’étais coincé à Tokyo. Je travaillais à la radio japonaise. Je devais rédiger et lire la nouvelle de la mort du Caudillo. Puis je suis allé boire une bouteille du pire vin nippon dans un bar. Mes amis, à cette heure, célébraient la bonne nouvelle que nous attendions, avec le pire champagne espagnol. Je ne buvais pas pour célébrer quoi que ce soit, car je n’ai jamais fêté la mort de personne. Je buvais par colère de ne pas être dans mon pays, en train de prendre le pouls de la rue et d’approcher l’oreille au son de ce que je croyais être l’imminente liberté.


Depuis lors, quarante ans ont passé : l’âge que j’avais à peu près alors. Avant-hier, j’ai remarqué la symétrie chronologique qui me porte à écrire cette colonne. La première moitié de ma vie a passé sous Franco ; la seconde sans lui. Après sa mort vint la démocratie. Les Pères Fondateurs nous promirent la liberté. Je sors maintenant dans la rue, je palpe son pouls, je tends l’oreille et je prends conscience de l’énorme escroquerie à l’appât duquel j’ai mordu, comme y ont mordu ces amis qui célébrèrent avec le pire des champagnes la mort du dictateur.


Était-ce bien la liberté ? Eh bien oui, mais… la liberté est faite de petites choses, pas de grands mots (association, expression, réunion, manifestation). Moi, à l’époque, je pouvais acheter de la dexedrine sans ordonnance. Je pouvais garer ma 2 CV sans ticket de stationnement. Je pouvais conduire sans ceinture de sécurité, avec ma fille assise à côté de moi. Je pouvais boire le pire champagne avec ma fiancée au parc du Retiro. Je pouvais travailler sans que les impôts emportent la moitié de mon pain gagné à la sueur de mes méninges. Je pouvais même aller au bordel, quoique rarement, sans me voir infliger une amende. Je pouvais prendre un avion sans me voir soumis à des sévices inutiles. Je pouvais déambuler sans que des caméras cachées (ou non) me filment et sans que je croise tous les deux pas une voiture de police. Je pouvais vivre dans un pays dont les autorités ne me considéraient pas comme un délinquant sur le point de commettre un délit, car il est quasiment impossible de ne pas l’être quand tout est interdit. Madrid, et l’Espagne entière, ne s’étaient pas transformées en District Policier. Aujourd’hui, quarante ans plus tard, cela ressemble à la Russie de Béria.


Et je suis ici, comme dans la chanson, ainsi que je l’étais hier : attendant l’avenir, mais la liberté ne vient pas. Bien qu’il me coûte cher de le dire, je le dis : il y a quarante ans j’étais plus libre. Et vous-mêmes, que vous le croyiez ou non, vous l’étiez aussi ».


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