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Mythes et langages

La guerre civile espagnole, dont les passions survivent, a été prodigue en mythes, surtout lors de sa première année, lorsqu’ont été définis les forces, les attitudes et les idéaux : l’Alcazar de Tolède, la défense de Madrid, la persécution religieuse, le massacre de Badajoz, les Brigades Internationales, et tant d’autres choses. Il pourra sembler que le choix de ceux qui ont ici été retenus est arbitraire. Pourquoi n’avoir pas consacré un chapitre à Durruti, à la bataille de Guadalajara, à Andrés Nin, à la bataille de l’Ebre, à la mort de José Antonio, aux miliciennes, à Paracuellos, à Belchite ou à tant d’autres événements ou personnages qui viennent immédiatement à l’esprit ? Parce que le livre prendrait des proportions démesurées, et surtout parce que ces thèmes sont contenus dans ceux qui sont ici traités. Par exemple, j’ai résumé la terreur d’arrière-garde dans les massacres de Badajoz et de la prison Modelo de Madrid, avec seulement quelques lignes au sujet de celui de Paracuellos et des autres ; ou bien j’ai préféré parler de García Oliver que de Durruti parce que le premier a eu un poids plus important pendant la guerre. Et ainsi de suite. L’histoire que je présente ici n’est pas un récit systématique des épisodes de ce conflit, mais un examen critique des événements et des personnages les plus saillants et les plus « mythifiés » par l’historiographie ou la propagande.

 

On appelle “mythes” les récits inspirés de sentiments et de conduites religieuses ou éthiques, qui renforcent également une identité communautaire. Ils répondent probablement à une nécessité psychologique puisque même les idéologies antireligieuses en produisent. Que l’on songe à celui du « bon sauvage », ou à celui du « prolétariat », avec leur cortège de récits plus ou moins historiques ou littéraires, qui fondent l’adhésion à ces mythes. À notre époque, qui n’est pas très religieuse, la publicité et la propagande créent sans cesse des mythes, généralement assez banals. Ainsi on qualifie de mythiques des personnages ou des événements variés de l’art, du spectacle, de la politique, etc., en fonction de leur capacité à inspirer chez les gens une identification émotionnelle et une imitation, et qui, de cette manière, sont érigés en modèles de conduite et de sentiments.

 

Le langage propre au mythe est symbolique, il se sert de personnages ou de faits irréels, ou dont la réalité a été transformée, pour servir les fins qui l’inspirent, qu’elles soient de type religieux ou éthique. Le symbolisme naît de la difficulté ou de l’impossibilité qu’il y a à exprimer par un discours logique ces fins, référées, en résumé, au sens éludé de la vie. De cette irréalité, artificieuse dans tous les cas, dérive une seconde acception du mot “mythe”, pour désigner cette fois une simple fraude élaborée ex profeso afin de motiver une adhésion politique. Un discours du président de la Généralité de Catalogne, Jordi Pujol, encourageait les nationalistes catalans à créer des mythes pour inspirer une croyance fervente, et il donnait comme exemple celui des grecs actuels, de son point de vue étrangers, ethniquement et sous tous rapports, à la Grèce classique, et qui ont cependant fini par se croire et par faire croire aux autres qu’ils en étaient les descendants. Beaucoup des mythes dont il est ici question agissent de la même manière. Un certain nombre d’entre-eux peuvent être démontés en recourant à la simple logique, mais d’autres requièrent que l’on approfondisse les faits et les arguments.

 

La fabrication actuelle des mythes, surtout dans le domaine politique et historique, souffre heureusement d’une corrosion critique, c'est-à-dire d’une “démythification” qui n’est pas moins incessante, et qui s’efforce de mettre en lumière la réalité cachée derrière les fables. Cependant, peut-on démonter tous les mythes ? En existe-t-il de suffisamment consistants pour résister à la critique ? à mon avis, oui, et il n’est pas rare que la volonté démythificatrice joue avec des cartes truquées, s’achève dans un scepticisme banal et stérile ou renforce inconsciemment d’autres mythes (…).

 

La difficulté qu’il y a à qualifier les adversaires dans la guerre civile reflète précisément la mythification dont elle est l’objet. On a utilisé les termes de « front-populistes » et de « nationalistes », de « démocrates » et de « fascistes », de « franquistes » et de « rouges », de « rebelles » et de « loyalistes », etc. Le caractère inapproprié de certains saute aux yeux. Ceux qui se sont soulevés en juillet 1936 ne furent des rebelles ou des factieux que pendant quelques mois, lorsqu’ils ne se rattachaient à aucun état et paraissaient voués à la défaite. Mais à partir d’octobre ou de novembre 1936, ils constituaient déjà un pouvoir belligérant solide, bénéficiant d’une certaine reconnaissance internationale et dépassant le stade d’une simple rébellion. Ils n’étaient pas davantage fascistes, même si certains de leurs aspects superficiels ou l’une de leurs forces principales – et non la principale, la Phalange – a pu être assimilée au fascisme. Le qualificatif de « rouge », assumé alors avec orgueil par ceux qui étaient appelés ainsi, a fini par acquérir une nuance péjorative, outre qu’elle ne permettait pas d’identifier les anarchistes, ni les républicains de gauche, non plus que les nationalistes basques.

 

Aujourd’hui, les termes qui prédominent sont ceux de « républicains » et de « nationaux ou nationalistes ». Cependant, peut-on considérer comme « républicain » un camp constitué par certaines des forces les plus hostiles à la République depuis son origine, comme la CNT, ou bien les communistes, ou bien encore le PSOE lui-même à partir de 1934 ? La légalité républicaine – personne ne le discute – est tombée à terre le 19 juillet 1936, remplacée par une révolution anarchique puis, en septembre, par un gouvernement fondamentalement révolutionnaire. Qualifier de « républicains » ces pouvoirs manque de rigueur. à la chute de la République, en juillet 1936, le Front Populaire demeura lui aussi en piteux état, formé, comme nous le savons, de révolutionnaires marxistes et de républicains de gauche – ceux-ci étant au gouvernement. Ce qui a été reconstitué en septembre 1936 a été qualifié de Front, ce n’était pas la vieille République, avec ce changement essentiel : les républicains de gauche sont alors passé au troisième plan, tandis que les marxistes étaient au pouvoir. Le nouveau Front Populaire est parvenu à attirer à soi le PNV, puis la CNT, anarchiste, et il convient par conséquent de parler de camp « front-populiste » ou, pour abréger, de « populiste », en un sens cependant différent de celui qui est utilisé par la sociologie politique.

 

Ce n’est pas non plus le nationalisme qui distingue le camp de Franco, parce que l’autre camp n’a pas moins cultivé le nationalisme. L’expression « camp national », quoique vague, paraît plus adéquate, dans la mesure où l’un de ses signes fondamentaux d’identité fut une conception de l’Espagne comme nation, ce qui était moins clair dans le camp opposé [à suivre].

Pio Moa

Tiré de : Los mitos de la guerra civil

Nota del autor [cf. bibliographie]

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