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Pourquoi y eut-il un 18 juillet 1936 ?

Sans le soulèvement de 1936, la guerre civile qui a suivi et sa victoire, Franco ne serait passé à l’Histoire que comme un militaire distingué de la guerre d’Afrique. Mais le 18 juillet a eu lieu. Une guerre a éclaté. Il l’a gagnée. De cette guerre est sortie un régime qui a modifié pour toujours l’Histoire de l’Espagne. C’est pourquoi il est indispensable de commencer cet examen du franquisme (…) par le commencement : pourquoi y at-il eu un 18 juillet 1936 ?

 

Acte I : octobre 1934

 

Il faut passer en revue dans le détail les événements pour comprendre ce qui s’est passé. En octobre 1934, la gauche – fondamentalement le Parti Socialiste – et le séparatisme catalan avaient tenté un soulèvement révolutionnaire contre le gouvernement de la République. L’excuse était l’entrée au gouvernement de la CEDA, le parti des droites, qui était assurément celui qui avait gagné les élections précédentes, mais que la pression de la gauche avait écarté jusqu’alors des portefeuilles ministériels. Les socialistes, majoritairement bolchévisés sous la direction de Largo Caballero, voulaient instaurer la dictature du prolétariat, et les séparatistes catalans, de leur côté, aspiraient à proclamer leur indépendance. Le coup d’État de la gauche a échoué, bien qu’en certains lieux, comme les Asturies, il ait donné lieu à une pré-guerre civile.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les représailles politiques sur les dirigeants de ceux qui tentèrent ce coup d’État furent minimes. Largo Caballero lui-même, instigateur principal du complot, ne fit qu’un an de prison et, une fois jugé, fut très étonnamment acquitté. Néanmoins, la propagande de la gauche, qui exagéra à l’infini la répression gouvernementale contre les insurgés (puis, aussitôt, l’insignifiant cas de corruption connu comme “marché noir”), créa une atmosphère de revanche absolument insupportable. L’instabilité des gouvernements successifs de centre-droit, harcelés par l’hostilité du président de la République, Alcalá Zamora, fit le reste. En novembre 1935, Alcalá Zamora provoqua un changement de gouvernement, délogea la CEDA du pouvoir, confia le cabinet à un homme de sa confiance, Portela Valladares, et signa le décret de dissolution des chambres du Parlement, provoquant ainsi la convocation automatique d’élections législatives. L’une des premières décisions de Portela fut d’éloigner de Madrid les militaires qu’il considérait peu fiables. Franco, par exemple, fut envoyé aux Canaries.

 

Alcalá Zamora avait sans aucun doute ses raisons. Persuadé que la droite ne partageait pas son projet républicain originaire, et également convaincu que la gauche reviendrait à la charge si la droite l’emportait à nouveau, il pensait être la seule garantie de stabilité. Son objectif était de créer une grande force de centre qui calmerait les uns et les autres. Il a cependant certainement surestimé ses propres capacités, parce que ce “centre” ne fut jamais une « grande force ». De fait, elle allait sombrer dans l’insignifiance la plus absolue. Les élections de février 1936 furent sa tombe.

 

Des élections malhonnêtes

 

Les élections de février 1936 furent tout sauf un exemple de propreté démocratique. Le climat général, pour commencer, était celui d’une irréversible crispation. La gauche formait un vaste bloc, le Front Populaire, allant des républicains d’Azaña à ce qui n’était encore qu’un petit Parti Communiste, en passant, évidemment, par le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), lequel était le grand parti de masse de la gauche. La coalition comptait en outre sur le soutien exprès des anarchistes de la CNT. Azaña voyait ce bloc comme une « conjonction républicaine » qui permettrait de maintenir la droite éloignée du pouvoir et de mener à bien le projet réformiste radical auquel il se référait depuis 1930 : une sorte de révolution française à l’espagnole. La gauche révolutionnaire consentirait-elle à rester en marge ? Azaña paraissait persuadé que sa simple personne suffirait à conjurer tout danger. En outre, il misait sur la proximité de socialistes notables tels qu’Indalecio Prieto, partisans d’une “révolution graduelle”. Cependant, l’aile majoritaire du PSOE, celle de Largo Caballero, voyait les choses de manière différente, car pour elle la victoire électorale n’était qu’un passage obligé pour instaurer la dictature du prolétariat. Il faut lire les textes de Largo Caballero lui-même et de son journal, “Claridad” : le PSOE d’alors rêvait ouvertement d’une Espagne soviétique (1).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La droite, de son côté, se présentait aux élections dans un état d’esprit partagé entre l’exaspération, la déception et la peur. Après avoir été délibérément éloignée du pouvoir – pourtant légitimement gagné – par des manœuvres de palais, elle était confrontée à la dure constatation de ce que ses voix avaient servi à bien peu de chose et, par dessus tout, terrifiée par la volonté révolutionnaire sans équivoque de la gauche. Ses candidats aspiraient dès lors de plus en plus à des solutions “d’ordre” et croyaient de moins en moins en la République elle-même. Il n’y avait certainement pas de projets des droites pour la IIe République. S’il y en avait eu un, l’amère expérience de gouvernement l’avait chassé pour toujours.

 

Les élections furent gagnées par le Front Populaire. Ce que personne ne peut dire c’est qu’elles furent gagnées honnêtement.  Les résultats du premier tour – en voix – ne furent jamais proclamés. De fait, le premier calcul relativement documenté du scrutin réel fut celui que publia Tusell dans les années 1970 [un ballotage donnant un léger avantage à la gauche], et encore ce résultat est-il discutable. Le décompte des voix et l’attribution consécutive des sièges furent une foire d’empoigne à cause de la pression violente des piquets de la gauche, qui adultérèrent les scrutins et attribuèrent les sièges de députés à leur entourage. Rien n’est plus éclairant que de lire les mémoires des intéressés eux-mêmes, d’Azaña à Prieto, qui ne cachent pas ce qui s’est passé. La droite dénonça le vol de bulletins, mais ses plaintes ne furent pas prises en compte, « faute de preuves ». En pleine tourmente, le gouvernement de Portela, effrayé, résolut de confier le pouvoir à Azaña, c'est-à-dire aux vainqueurs du premier tour, de telle sorte que le second tour des élections – puisqu’il s’agissait d’un système à deux tours – soit placé sous le contrôle de ceux-là même qui avaient falsifié le premier. La propagande a grandement mythifié la victoire électorale du Front Populaire en 1936, mais la vérité est que ce fut, à proprement parler, une fraude électorale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le gouvernement du Front Populaire fit rapidement la preuve de sa faiblesse. Azaña forma un cabinet exclusivement républicain, sans socialistes, car ceux-ci, en dépit de leur majorité parlementaire, préférèrent se maintenir en marge des ministères. Par générosité ? En réalité, non. Il s’agissait plutôt pour eux d’achever dans les rues ce qu’ils n’auraient pas pu faire dans l’exercice du pouvoir. Si Alcalá Zamora espérait pouvoir contrôler la gauche républicaine, les faits démontrèrent qu’il s’était gravement trompé. L’erreur d’Azaña ne fut pas moindre, qui pensait de son côté pouvoir contrôler les socialistes. Un fait seulement : l’état d’urgence, proclamé formellement par le gouvernement Portela Valladares le 17 février 1936, fut ensuite prorogé, mois après mois, par le gouvernement d’Azaña contre ce que le Front Populaire lui-même promettait dans son programme.

 

Printemps tragique

 

Y avait-il des raisons de s’alarmer ? Oui. La violence était déjà maîtresse des rues. Entre les mois de février et de juin 1936, il y eut plus 300 assassinats politiques. Les anarchistes l’avaient lancée des années auparavant, au cours du premier mandat d’Azaña. À présent les socialistes se joignaient à l’orgie de coups de feu et d’incendies. De l’autre côté, les phalangistes répliquaient. Et ce n’étaient pas les seuls, parce que le climat politique se détériorait très rapidement. Le gouvernement, devant un tel spectacle, était débordé par les événements. Il pouvait réprimer les droites, mais il lui était beaucoup plus difficile de le faire pour les gauches, parce qu’en fin de compte sa majorité parlementaire dépendait d’elles. 

 

Pour conjurer le climat de guerre civile et asseoir son propre pouvoir, Azaña et le socialiste Indalecio Prieto ourdirent une manœuvre plus ou moins légale qui passait par le renversement d’Alcalá Zamora de la présidence de la République, car ils se méfiaient de lui. Il se trouve que la loi ne permettait au président de dissoudre les Cortes que deux fois, la seconde devant être jugée par la chambre. Or Alcalá Zamora avait dissous les Cortes deux fois : la première, pour former les constituants, et la seconde pour convoquer les élections de 1936 [c'est-à-dire pour porter la gauche au pouvoir]. Prieto et Azaña s’accrochèrent à cela pour accuser le président d’avoir dissous les Cortes sans justification. En réalité, il s’agissait d’un coup d’État légal. L’objectif était qu’Azaña devienne président de la République et qu’Indalecio Prieto devienne président du gouvernement mais quelque chose vint contrarier leurs plans : l’opposition de la fraction socialiste majoritaire, celle de Largo Caballero, lequel ne voulait en aucun cas de Prieto au gouvernement. Pourquoi ? À la fois à cause de l’ambition de Largo, qui était allergique à toute autorité qui ne fût pas la sienne, et à cause de la crainte de ce que Prieto ne paralyse le processus révolutionnaire. Les factions de Prieto et de Largo s’étaient affrontées à coup de feu pendant la campagne électorale. Ce n’est pas maintenant qu’ils allaient faire la paix. Prieto resta sans récompense. C’était en avril 1936.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La direction du gouvernement finit par échoir à un homme d’Azaña, Casares Quiroga, sans énergie pour contrôler l’emballement des gauches. Bien au contraire, toute sa volonté semblait mise à se gagner la faveur des révolutionnaires. Le résultat fut une politique absolument arbitraire. Franco fit les frais dans sa propre chair d’un bon exemple de cette politique hémiplégique lorsqu’il se présenta comme candidat aux élections partielles de Cuenca. Dans cette province, la bagarre électorale de février avait laissé la circonscription sans représentant. Il fallut renouveler les élections et les droites présentèrent une liste “préventive” : elle était composée de José Antonio Primo de Rivera, afin qu’il sorte de prison, de Goicoechea, qui était le chef le plus connu des monarchistes de Renovación Española, et de Franco lui-même. À ce qu’il semble, Gil Robles, alors dans l’opposition, voulait l’attirer à Madrid et exhiber sa présence aux Cortes en guise d’avertissement. Le gouvernement s’opposa à la candidature de Franco et le résultat final de ces élections fut tout aussi frauduleux que celui des élections générales.

 

À ce stade, les conspirations à l’intérieur de la droite étaient déjà inévitables. Et Franco ? Il se réunit avec les uns et les autres, il participe avec Mola à une discrète assemblée de généraux retraités, il maintient également des contacts avec la CEDA, il rencontre même José Antonio Primo de Rivera [et ne s’entendirent absolument pas]. Mais si quelque chose caractérise bien Franco à cette période, c’est son extrême prudence. Beaucoup lui reprocheront alors son indécision et son manque de courage, mais il ne s’agissait pas de cela. Pendant son étape de chef de l’État Major – Payne et Palacios ont très bien documenté cet épisode – Franco avait créé un service de contre-vigilance pour connaître l’ambiance dans les casernes, et grâce à cet instrument il savait que le pourcentage de révolutionnaires à l’intérieur des forces armées était très élevé. Il sait que toute tentative d’écarter le Front Populaire du pouvoir se solderait inévitablement par beaucoup de sang répandu. Il sait aussi que la passivité du gouvernement conduit les choses à une situation sans retour. Le 23 juin 1936, Franco écrit au président du gouvernement d’alors, Casares Quiroga, pour lui exprimer son inquiétude devant la situation politique et sa préoccupation dans des domaines militaires. C’était une dernière cartouche. Casares n’a même pas répondu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le plan de Mola était prêt à la fin du printemps. Ce n’était pas un “pronunciamiento” comme ceux du 19e siècle, ni davantage un coup d’État “technique”, avec occupation de centres de pouvoir, mais bien plutôt une sorte de marche militaire sur Madrid à partir des centres que l’on espérait contrôler à la périphérie : Barcelone, Pamplune, la Galice, l’Andalousie, etc. Franco ne le voyait toujours pas clairement, mais l’effervescence dans les rues et l’impuissance du gouvernement conduisaient à un dénouement inéluctable. Le 13 juillet 1936, des policiers d’obédience socialiste sortent de la caserne de Pontejos, à Madrid, pour tuer les chefs de l’opposition. Quelqu’un prévient Gil Robles à temps et il peut se sauver, mais la police localise Calvo Sotelo dans sa maison, le fait monter dans un fourgon et là lui tirent deux balles dans la tête. « Cet attentat, c’est la guerre », – dira le chef socialiste Zugazagoitia lorsque les propres auteurs du crime lui racontèrent ce qui était arrivé.

 

C’était vrai. Ce jour, Franco cessa de douter. Le soulèvement commença dans l’après-midi du 17 juillet à Melilla. Le coup d’État proprement dit échoua, mais comme celui-ci n’était pas seulement une conspiration militaire mais une rébellion de la moitié de l’Espagne, il tourna en guerre civile.

 

C’est ainsi que tout commença.

 

José Javier Esparza

Source : LA GACETA

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(1) Le 16 juillet 1936, Francisco Largo Caballero écrivait dans son journal "Claridad" : « La logique historique conseille des solutions plus drastiques. Si l'état d'urgence ne peut pas soumettre les droites, que vienne, le plus tôt possible, la dictature du Front Populaire. Dictature pour dictature, celle des gauches. Le gouvernement ne veut pas ? Eh bien qu'on lui substitue un gouvernement dictatorial des gauches... Il ne veut pas la paix civile ? Eh bien que ce soit la guerre civile à fond. Tout sauf le retour des droites » (NdT).

Que faisait Franco à ce moment-là ? Il allait ici et là. Il apparaissait dans la vie publique, mais sans éclat. En 1936, Franco était un jeune général de 44 ans – il portait ce grade depuis l’âge de 33 ans – qui éveillait les plus grands soupçons au sein du Front Populaire. Il avait été gentilhomme de chambre du roi Alphonse XIII, qui parraina même son mariage, ce qui faisait de lui un monarchiste même s’il ne l’était pas d’une manière militante. Premier directeur de l’Académie Militaire de Saragosse – jusqu’à ce qu’Azaña la ferme – relégué ensuite au commandement d’une brigade à La Corogne avant d’être dédommagé par une affectation aux Baléares, Franco entra de nouveau dans le cercle des dirigeants militaires lorsque le gouvernement de Gil Robles l’éleva au rang de général de division et, bien plus, lorsque lui fut confiée la mission d’étouffer la révolte d’octobre 1934, ce qu’il fit sous le commandement nominal d’un militaire républicain et maçon, le général López Ochoa.

L’année suivante, Franco fut désigné chef d’État-Major de l’Armée, une nomination qui le plaçait sans équivoque dans le champ de la droite républicaine. C’est pourquoi il fut éloigné aux Canaries lorsqu’Alcalá Zamora priva la droite de pouvoir.

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