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Franco, l'un des plus détestés du XXe siècle

Tout le monde ne détestait pas ou ne déteste pas Franco, c’est évident. De fait, des millions d’espagnols l’ont aimé. Il suffit, pour s’en rendre compte, de regarder, sur YouTube, l’accueil populaire que lui réservaient de toutes parts les foules, que ce soit à Barcelone, à Bilbao, à Vigo ou à Valencia, les rassemblements de la Place d’Orient, à Madrid, ou les queues énormes qui se sont formées pour lui rendre un ultime hommage lorsqu’il est mort. Néanmoins, ceux qui l’ont détesté l’ont fait avec une intensité peu commune et, en ce sens, on peut dire qu’il fut l’un des personnages les plus haïs du 20e siècle.

 

Lorsqu’il mourut, le 20 novembre 1975, le Parti communiste d’Espagne [reconstitué], qui allait bientôt créer le GRAPO (1), diffusa dans Madrid, Barcelone, Cadix, Séville Vigo, Cordoue et Bilbao, des dizaines de milliers de tracts avec le célèbre poème de Pablo Neruda, Le général Franco dans les enfers. Je me souviens en avoir jeté moi-même dans le métro de Madrid, arrosant de ces tracts les quais depuis la dernière porte du convoi en marche, maintenue entr’ouverte. Un ou deux camarades étaient placés de telle manière que les gens, à l’intérieur du wagon, ne pouvait pas voir la manœuvre, et ceux qui remplissaient progressivement les quais ramassaient les tracts. Ce n’était pas à nous autres, les dirigeants, de faire ces choses, mais elles apportaient à certains d’entre-nous une particulière satisfaction, notamment en raison du risque encouru.


 

Les malédictions de Neruda contre Franco étaient si retentissantes qu’elles provoquaient la perplexité et de nombreuses personnes emportaient les tracts, probablement pour les montrer à d’autres. Aucun des nombreux pamphlets destinés à agiter les foules que nous avons publiés par la suite n’a connu une telle diffusion, bien plus, à mon sens, par curiosité que par un acquiescement de la majorité des lecteurs. Il commence ainsi (1) :

 

« (…) Malheureux, ni le feu ni le vinaigre chaud

dans un nid de sorcières volcaniques, ni la glace dévorante,

ni la tortue putride brayante et pleurante

d’une voix de femme morte te fouille le ventre (…). »

Il l’appelle « fumier de poules sinistres de sépulcre, lourde expectoration, signe de trahison que le sang n’efface pas ». Il évoque « le saint lait des mères d’Espagne » piétiné, avec leurs seins, par les légionnaires hurlants. Il évoque les « enfants dépecés », la « paix des forgerons » détruite par le général et, après de denses impropères, il conclut :

 

«  (…) seul et maudit sois-tu,

seul et éveillé parmi tous les morts,

et que le sang tombe en toi comme la pluie,

et qu’un fleuve agonisant d’yeux arrachés

te recouvre et roule sur toi en te regardant sans fin. »

Les vers de Neruda veulent éveiller chez le lecteur une haine absolue, tellurique, par des figures parfois extravagantes. Une haine cultivée également par de nombreux intellectuels pendant des décennies, au moyen d’expressions littéraires et politiques. Le poème de León Felipe sur les deux Espagne est bien connu et a été récité bien souvent. Il commence ainsi :

 

« Franco, tienne est la ferme,

La maison,

Le cheval,

Et le pistolet (…) ».

Le général aurait laissé son adversaire « nu et errant de par le monde ». Mais les vaincus emportaient avec eux la chanson, « l’antique voix de la terre », en laissant Franco impuissant à « récolter le blé ou alimenter le feu ». Le tyran, producteur de tristesse et de misère, imposé par la violence pure, est maudit en vers d’une beauté poétique peu fréquente dans la poésie politique. Leur véracité est une autre affaire.

Je mentionnerai, entr’autres exemples, le sonnet d’Antonio Machado où, sans le nommer, il demande pour lui la potence, peut-être par suicide :

 

« qu’il grimpe à un pin sur la haute cime

et qu’y étant pendu, il voie son crime,

et que l’horreur de son crime le rachète. »

Les insultes l’ont accompagné jusque dans sa mort. Je crois que les vers inspirés par la mort de Franco au psychiatre communiste ou ex-communiste Castillo del Pino les résument bien :

 

« de penis, il n’en a pas eu, tu as encore un doute là-dessus ?

vain morceau de peau pendu entre ses aines

qu’il a utilisé pour pisser certainement

au-dessus de ses morts et de ses tombes

millionnaire en morts (…). »

 

Et il termine :

 

« Jamais mort ne fut tant désirée par tant de monde.

« Jamais mort ne fut bénie par tant de gens. »

 

Castillo del Pino déclara peu avant sa mort : « Grâce à la haine, l’humanité a progressé » ; « Je hais Pinochet et Franco, je l’ai haï pendant quarante ans ». Significativement, il ne mentionnait pas dans le champ de ses haines Staline, Pol Pot ou Fidel Castro.

 

Les imprécations les plus blessantes et les plus chargées de détestation ont accompagné toute la carrière du Caudillo depuis la guerre civile. Cela continue, avec une surprenante vitalité, quarante ans après sa mort, sous forme de biographies, d’essais ou d’allusions volontairement outrageantes, de nombreux livres sur la répression franquiste, répression dont la cruauté ne serait comparable qu’à la terreur nazie si nous leur accordons crédit. On lui applique même le terme “Holocauste”.

 

Sa victoire militaire est à l’origine de tout cela et les diatribes dirigées contre Franco transmettent l’impression que cette victoire constitue un crime gigantesque, inexpiable, contre le peuple espagnol, contre la liberté, la paix et le progrès, contre l’Histoire et l’humanité entière. Or, qui Franco a t-il vaincu réellement ? la démocratie ou une révolution multiforme, quoique principalement communiste ? De cela, nous traiterons plus loin, mais il est évident que ce fut en grande part une victoire sur les communistes, que ceux-ci aient défendu la démocratie ou leur révolution particulière, ce que beaucoup discutent. Il n’est donc pas surprenant que les imprécations contre Franco émanent principalement des gauches marxistes et des politiciens ou des intellectuels qui leur sont proches.  À cet égard, les vers de Neruda impressionnent plus que ceux d’aucun autre, mais pour bien les comprendre, il est nécessaire de les lire en parallèle à ceux d’un de ses autres poèmes, non moins célèbre, l’Ode à Staline (3) :

 

« Staliniens. Portons ce nom avec orgueil.

« Staliniens. Telle est la hiérarchie de notre temps. »

 

Staline, prêchait Neruda, incarnait l’espérance des opprimés, les idéaux de paix et de progrès. C’est pourquoi, en lisant les deux poèmes en parallèle, on constate l’insensibilité du poète à l’égard des victimes, spécialement des enfants, dont il utilise pourtant l’image afin d’élever à son paroxysme l’indignation contre Franco [à suivre].

Pio Moa

tiré de : Los mitos del franquismo

cf.  "Livres"

 

__________

(1) Le GRAPO [Groupes de Résistance Antifasciste du Premier Octobre], organisation terroriste d’inspiration maoïste, créée en 1975, était le bras armé du PC espagnol reconstitué. Pío Moa, qui a écrit l’article ci-dessus, en a été l’un des fondateurs, avant d’en être exclu en 1977. Ce passé confère à la présente analyse un recul particulier. NdT
(2) Le Monde Diplomatique eut à cœur de traduire une partie de ce poème, en novembre 1975 (p. 8), sous ce titre : "Face aux héritiers de Franco : Le général Franco aux enfers“. NdT

(3) On sait que Paul Éluard écrivit en 1950 un poème portant le même titre, avec notamment ces vers : « Et Staline pour nous est présent pour demain, Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur, La confiance est le fruit de son cerveau d’amour, La grappe raisonnable tant elle est parfaite. » NdT

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